Regarder Angelina Jolie marcher dans un restaurant, c’est vous donner une leçon sur la façon d’éviter d’attirer l’attention en public. Elle regarde droit devant elle, impassible, le dos bien droit, marchant rapidement de sorte à ce qu’elle ait disparu avant qu’un client, pensant avoir repéré l’actrice la plus célèbre au monde, ait le temps de regarder plus attentivement.

Contrairement aux autres clients dans le restaurant The Grill dans les Studios Universal à Hollywood, je sais qu’elle va venir, bien que je sois assis au fond de la salle, je l’aperçois dès qu’elle entre. Elle est habillée entièrement de noir – chemise noire, pantalon noir, chaussures noires – ses longs cheveux bruns tombant sur ses épaules et un sac Louis Vuitton accroché à son bras. Soudain, elle se tient devant moi et je me lève maladroitement de mon siège pour me présenter. "Salut", dit-elle, en me tendant la main, son visage s’éclairant en un large sourire, ce qui me fait légèrement chavirer.

Nous nous faufilons dans un endroit plus discret, l’un en face de l’autre, et un serveur lui demande si elle aimerait boire quelque chose. Je suis arrivé dix minutes plus tôt et j’ai déjà bu la moitié d’un Arnold Palmer – thé glacé mélangé avec de la limonade – la boisson des déjeuners californiens. Elle commande un thé à la menthe, souriant une nouvelle fois.

Elle m’explique qu’elle a choisi cet endroit car elle utilise un bureau dans les Studios Universal pour mettre la touche finale à ses débuts de réalisatrice, "In the Land of Blood and Honey", une histoire d’amour qu’elle a écrit et qui se déroule durant la guerre de Bosnie. C’est un film à petit budget avec un casting peu connu et aujourd’hui est le dernier jour de la phase post-production. "C’est une journée complètement folle", dit-elle en regardant le menu. "Nous sommes sur le fil. Aujourd’hui, à 4 heures, nous avons pris la décision que c’était fini. C’est bouclé et il n’est plus possible de modifier quelque chose".

En plus de faire des films, Angelina Jolie, 36 ans, a six enfants et beaucoup d’engagements humanitaires avec les Nations Unies en tant qu’ambassadrice du Haut Commissariat pour les Réfugiés. Au fil des années, son rôle a consisté en la visite de camps dans des pays comme la Sierra Leone, le Pakistan ou encore l’Equateur.

Elle n’a pas d’agent, donc notre rencontre a été organisée après plusieurs semaines d’e-mails et de correspondances téléphoniques avec un mystérieux français nommé David. "J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle", m’a-t-il dit un jour. "La bonne nouvelle, c’est qu’elle veut vraiment faire cette interview. La mauvaise nouvelle, c’est que vous allez devoir vous rendre à Malte". Son partenaire, l’acteur Brad Pitt, était en tournage en Europe et les enfants et Angelina étaient avec lui.

Nous avons décidé qu’il serait préférable d’attendre qu’elle revienne à Los Angeles, c’est pourquoi nous sommes en ce moment dans un restaurant dans les Studios Universal, l’endroit où se trouve les bureaux de production de Steven Spielberg, plusieurs studios d’enregistrement et les plateaux de plusieurs émissions de télévision. A l’intérieur du restaurant The Grill, des affiches encadrées de classiques d’Universal, comme "Les Oiseaux" ou "L'Etrange Créature du Lac Noir" ornent les murs. J’avais observé ce qui m’entourait en attendant l’arrivée d’Angelina Jolie, mais maintenant qu’elle est là, c’est difficile de regarder autre chose. En personne, sa beauté est amplifiée ; ses yeux brillent malicieusement lorsqu’elle rit, ses célèbres lèvres forment un ensemble de dents d’une aveuglante blancheur. Elle accorde rarement des interviews et elle est plutôt réservée au premier abord – particulièrement lorsque j’aborde des sujets dont elle est réticente à discuter. Par exemple, elle ne veut pas trop m’en dire sur son nouveau film, car elle ne veut pas anticiper la campagne de presse qui devrait se dérouler avant sa sortie. En même temps qu’elle dévie ces questions, elle sourit et hausse les épaules l’air de s’excuser, comme pour dire "Désolé, cela fait partie du jeu".

Le serveur est de retour avec son thé, et lorsqu’il est versé, Angelina ajoute un peu de miel dans sa tasse. Nous regardons à nouveau le menu. "Je prendrais des pâtes au poulet", répond-t-elle lorsque le serveur nous demande si nous sommes prêts à commander. Je choisis du saumon grillé avec des tomates.

Elle me raconte qu’elle est en ville avec ses filles. Elle m’explique que Brad Pitt et elle ont tendance à voyager partout avec leurs enfants et la famille est rarement au même endroit pendant longtemps. "Nous nous relayons en ce qui concerne les tournages, afin que l’un d’entre nous puisse être à la maison avec les enfants". Ils sont séparés lorsque nous nous rencontrons. "C’est dur. Nous sommes à Los Angeles depuis une semaine et c’est vraiment rare que nous soyons séparés si longtemps. J’ai emmené mes filles pour que nous ayons un voyage spécial entre filles. Les garçons sont avec Brad… il tourne un film de zombies ["World War Z"]".

La famille Jolie-Pitt est une mini-ligue de nations. Leur fils aîné Maddox, qui va fêter ses 10 ans, a été adopté en 2002 au Cambodge. Zahara, 6 ans, est née en Ethiopie, alors que Shiloh, le premier enfant biologique du couple, est née il y cinq ans en Namibie. Pax, qu’ils ont adopté il y a quatre ans, est né au Vietnam et il y a trois ans, Angelina Jolie a donné naissance en France aux jumeaux Knox et Vivienne. "Chacun apprend quelque chose de la culture de l’autre tout en étant fier de la sienne", dit-elle. "Ce n’est pas seulement les garçons qui vont faire des choses relatives à l’Asie. Ils ont chacun un drapeau de leur pays au dessus de leur lit et ils en sont fiers. Nous devons aller visiter le Vietnam, parce que Pax veut y aller. Z veut retourner en Afrique, et Shiloh aussi. Donc chacun leur tour, les enfants visitent leur pays".

Elle s’est rendue au Cambodge cette année, pour la campagne publicitaire de Louis Vuitton avec Annie Leibovitz. Un pays pauvre peut sembler être un lieu étrange pour le shooting d’une marque de luxe, mais la décision finale a été prise par Angelina Jolie, elle-même. "Le faire dans cet endroit, pour souligner la beauté de ce pays, c’est quelque chose dont j’étais très heureuse parce que c’est un endroit où les gens devraient voyager", dit-elle. En effet, Brad et elle ont une maison là-bas. "C’est une petite maison sur pilotis". Son cachet pour la campagne ira vers des projets de bienfaisance dans le pays, confie-t-elle, s’appuyant sur les travaux qu’elle a commencé avec une fondation établie au nom de Maddox. "Elle est axée sur la protection de la déforestation des montagnes, le braconnage et le déminage. Nous l’avons créé ensemble pour Mad et nous espérons que plus tard, c’est lui qui s’en occupera".

Notre nourriture vient d’arriver. Les pâtes d’Angelina sont simples, avec des morceaux de poulet à la sauce tomate. Mais mon saumon est une création très élaborée, construite en forme de tour, avec une garniture ornée de fenouil, de tomates et d’autres légumes que je n’arrive pas à identifier. C’est ridicule et lorsqu’elle voit mon assiette, elle éclate de rire.

Etant donné qu’ils voyagent beaucoup, je me demande quel est l’endroit qu’ils considèrent comme leur véritable foyer. "Un foyer, c’est n’importe quel endroit où vous vous trouvez". Est-ce qu’elle se considère comme une personne sans racines ? "Oui, mais heureusement. Je ne peux pas rester très longtemps dans un même endroit. J’ai également du mal à rester assise. J’étais terrible à l’école. Mais il y a tellement à découvrir dans le monde… donc j’adore voyager. Si vous pouvez voyager, je pense que c’est la meilleure façon d’élever des enfants".

Cette référence à sa jeunesse me rappelle combien elle a changé au cours des quinze dernières années, depuis qu’elle s’est fait connaitre avec son rôle dans le thriller, "Hackers". A l’époque, elle semblait être l’archétype de l’enfant sauvage d’Hollywood. Fille des acteurs Jon Voight et Marcheline Bertrand, elle a confié s’automutiler dans son adolescence et, avant la trentaine, elle s'était déjà marié deux fois – d’abord à son partenaire dans "Hackers", l’acteur anglais Johnny Lee Miller, puis à l’acteur et chanteur américain Billy Bob Thornton. Elle était intéressée par les couteaux, s’est fait tatouer plusieurs fois – dont le nom de Thornton sur son bras (qui a aujourd’hui été effacé) et portait un médaillon contenant son sang.

Ces controverses ont accompagné une carrière montante. En 2000, elle gagne un Oscar pour son interprétation surprenante d’une patiente dans un hôpital psychiatrique dans "Girl Interrupted / Une Vie Volée". Elle devient ensuite rapidement une star de film d’action avec son rôle de Lara Croft dans "Tomb Raider" (2001) et dans d’autres films, comme "Mr & Mrs Smith" (2005). C’est sur ce tournage qu’elle rencontre pour la première fois Brad Pitt et, depuis, ils sont devenus le couple le plus puissant d’Hollywood, une renommée chère payée dans la mesure où ils vivent, selon leur ami Matt Damon, comme des "prisonniers". L’attention des médias ne montrent aucun signe de relâchement. L’année dernière, le couple a poursuivi le tabloïd britannique "News of the World" qui publiait une fausse histoire de rupture. Je lui demande si elle a versé une larme lors de la récente fermeture du journal le 10 juillet 2011 suite au scandale du piratage téléphonique par News International. "J’ai entendu parler de cette histoire… Je n’ai jamais lu ce journal. Donc c’est difficile pour moi de juger ce qui a été perdu".

Elle a passé la majeure partie de sa vie d’adulte sous les yeux du public. Mais la personne sur laquelle j’ai lu avant notre déjeuner ne pouvait pas sembler plus différente que cette femme posée en face de moi. Le fait d’être mère l’a changé, dit-elle, en particulier à l’égard de sa carrière. "Je n’ai jamais cessé d’être reconnaissante pour ma carrière d’actrice… mais je pense que quand j’étais plus jeune, j’avais plus besoin de tourner des films. J’essayais de remettre en question les choses de la vie et ces personnages que j’ai interprétés m’ont aidé à trouver des réponses et à grandir".

Elle explique que sa relation avec le cinéma a changé à travers les années. "Jouer la comédie, c’est un peu comme une thérapie", dit-elle en prenant une bouchée de penne et de poulet. "Vous êtes attirés par certains rôles car ils posent des questions sur la vie, l’amour ou la liberté. Vous vous posez ces questions en grandissant : suis-je assez forte, suis-je suffisamment saine d’esprit ? Est-ce que je comprends l’amour ? Est-ce que je me comprends moi-même ?". Elle ajoute "Désormais, je suis plus âgée et je sais qui je suis… Et je suis moins intéressée par le fait qu’un personnage puisse m’aider à répondre à mes questions… plutôt que d’être capable d’y répondre par moi-même, en tant que femme, en tant qu’adulte, avec ma famille". Nous discutons de "Salt", un film d’action sorti l’année dernière dans lequel Angelina Jolie fuit les services secrets de la CIA et un groupe d’espions russes. Le rôle principal avait initialement été prévu pour un homme, mais le scénario a été modifié lorsqu’il devint évident qu’elle était intéressée. "Je venais d’avoir les jumeaux", se souvient-elle. "J’étais en chemise de nuit depuis très, très longtemps. J’étais assise à l’hôpital en train d’allaiter et de lire le scénario dans ma chemise de nuit, me sentant tellement bien et maman… et je feuilletais les pages et il ne s’agissait que de combats et d’armes à feu. J’ai pensé "C’est ce dont j’ai besoin. J’ai besoin d’enlever ma chemise de nuit et j’ai besoin d’une arme". Je suis sure que beaucoup de femmes qui ont accouché ont pensé "Ce serait bien de faire quelque chose d’un peu physique, un peu sauvage"… pour se rappeler ce que c’est".

Elle me confie qu’elle ne pense pas quitter le cinéma de si tôt. "Je n’aime plus être actrice autant qu'avant. J’adore être maman". En revanche, elle est clairement excitée à l’idée de se trouver derrière la caméra pour la première fois. "Je préfère être derrière la caméra", dit-elle. Je lui demande si elle s’est inspirée de ses expériences avec les réalisateurs avec lesquels elle a travaillé. "Je pense que j’ai appris quelque chose de chacun d’eux – même de ceux que je n’ai pas aimé". J’essaie de la faire parler sur ces derniers, mais elle refuse poliment. Elle fait l’éloge de Michael Winterbottom, le réalisateur de "A Mighty Heart / Un Cœur Invaincu" (2007), l’histoire de Daniel Pearl, le journaliste qui a été enlevé et tué au Pakistan. "J’ai également énormément appris de Clint Eastwood [le réalisateur de "Changeling / L’Echange" en 2008], sur la façon de travailler avec les membres du casting, leur donner les moyens de faire du bon travail. Je n’ai jamais travaillé avec David Fincher [réalisateur de "Fight Club" et "The Social Network"], mais je le connais en tant qu’ami et j’ai pu voir à quel point il est méticuleux, son attention pour les détails, comme il travaille dur – même lorsque vous êtes trop fatigué pour entrer dans votre personnage – pour être sur que vous fassiez bien".

Fincher est pressenti pour la réalisation du prochain Cléopâtre avec Angelina Jolie, mais cette dernière confie qu’elle devrait se faire plus rare sur les écrans à l’avenir. "En vieillissant, avec Brad, nous ferons moins de films. Cela fait longtemps que je travaille et lui aussi… On a une belle carrière et nous ne voulons pas être acteurs toute notre vie. Il y a beaucoup d’autres choses à faire".

La Chine est sur sa liste des prochains pays à visiter et elle adorerait se rendre en Birmanie, "mais pas dans de mauvaises circonstances", étant donné que le pays est sous le contrôle oppressif d’une junte militaire. "Et l’Iran. J’adorerais aller en Iran". Toutefois, son rêve est de "traverser le Sahara. Cela prend 28 jours… Et il faudrait le faire à dos de chameau. Je me demande si je pourrais le faire en plusieurs étapes et emmener les enfants".

Je lui réponds que ce serait génial pour leur style de vie nomade et nous nous disons au revoir. Pas de poignée de mains cette fois, mais deux bises sur chaque joue. Puis elle s’éloigne dans le restaurant qui est désormais à moitié vide, dans le soleil californien, de retour au travail.

Source : Financial Times