Oubliez la superstar glamour archi-balisée. Rendez-vous avec l'autre Angelina. Une femme de combat qui s'est juré de faire rendre justice aux opprimées et aux victimes de viols de guerre. Vaste programme. Mais avec ce bulldozer, y a-t-il quelque chose d'impossible ? Sûrement pas.

Deux espèces divisent l'humanité. La première vous accueille en proposant quelque chose à boire. La seconde, non. Angelina Jolie s'inquiète de savoir si vous avez soif, et pas trop froid. Car les Américains ont la curieuse manie de pousser partout la clim à fond, donnant un petit mood groenlandais à la Californie. L'actrice nous a accordé, à L.A., privilège exceptionnel, près d'une heure d'entretien, à l'occasion de la promo de 'Unbroken' (sortie le 7 janvier 2015), son second film en tant que réalisatrice. "Parce que Marie Claire le vaut bien", a été son explication en coupant la clim et ouvrant grand les fenêtres baignées de ciel bleu et de palmiers. Parce qu'elle le vaut bien tout autant, il nous a semblé évident qu'elle soit présente dans ce numéro historique (nous réserverons à notre numéro de janvier la seconde partie de l'entretien, plus spécialement consacré à son très attendu 'Unbroken'). Angelina Jolie symbolise, à nos yeux, bien plus qu'une star de cinéma engagée. Une femme combative et douce, ultra-déterminée. D'un altruisme absolu. Une femme puissante doublée d'une femme honnête. Un exemple à suivre.

Marie Claire : Pour quelles raisons avez-vous décidé de nous accorder plus de temps que prévu ?

Angelina Jolie : J'aime beaucoup le concept de Marie Claire, un mélange d'articles extrêmement intéressants. C'est un très bon magazine !

Nous fêtons notre soixantième anniversaire et avons posé à autant de personnalités cette question : qu'est-ce ce qu'une femme puissante selon vous ?

(Temps de réflexion.) Une femme honnête.

Vous avez fait une forte impression en juin, à Londres, lors du sommet consacré aux violences sexuelles. Avez-vous fait évoluer les choses ?

Oui, mais je ne sais pas si c'est grâce à moi. Il y avait déjà eu, au dernier sommet du G8, la volonté de criminaliser plus fortement les viols de guerre. Beaucoup de pays en ont fait l'un de leurs engagements prioritaires. Il faut travailler tous ensemble, législateurs, politiques, médecins, enquêteurs, pour permettre des poursuites judiciaires immédiates contre tous ceux coupables de crimes de guerre.

Beaucoup de choses changent enfin, dans un sens pratique ?

Oui, tout à fait. Le plus important est de traquer sans relâche les auteurs de viols de masse, comme au Congo, dans le nord du Nigeria et dans d'autres pays. Des équipes sont à pied d'oeuvre et ne se consacrent désormais qu'à cela. Chaque matin, je reçois le rapport des Nations unies sur des exactions sexuelles commises récemment contre les femmes dans une vingtaine de pays. Et sur les avancées des actions entreprises. J'ai constamment à l'esprit ce combat avec la volonté de faire reculer la barbarie.

Vous n'êtes pas trop déprimée, le matin, à lecture de cette liste d'horreurs ?

Sans doute, mais pas plus que ceux qui lisent les journaux ou regardent les infos à la télé. Ce que je peux vous dire, c'est que ça ne va pas s'améliorant. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, il y a davantage de personnes déplacées dans le monde. 51 millions, sans compter les victimes des récentes atrocités en Irak. A l'heure où je vous parle, on doit en être à plus de 52 millions. Nous sommes arrivés à un point de rupture par rapport à tout ce qui se passe dans le monde. Les besoins humanitaires ne cessent d'augmenter. Ca ne peut plus continuer comme ça.

Mais comment agir encore plus concrètement ?

Nous devons plus que jamais nous préoccuper des lois et d'ordre là où règne le chaos. Il faut maintenir la pression sur les criminels de guerre, et tout faire pour les traduire en justice. Pour cela il faut aider les gouvernements des pays qui ne possèdent pas les structures adéquates à identifier et neutraliser les meurtriers de masse en les aidant à établir juridiquement les preuves. Nous devons apprendre à être moins égoïstes et travailler davantage en coopération les uns avec les autres. Je constate une prise de conscience de ce côté-là, et c'est déjà un progrès.

Cela suffit-il ?

Non, sûrement pas. Cela fait douze ans que je travaille dans le champ humanitaire, et je constate que nous continuons d'être trop frileux avec le droit d'ingérence juridique et moral. Nous passons trop de temps à mettre en balance la "sensibilité" différente de coutumes et, de ce fait, à nous demander si nos actions ont un cadre moral approprié en fonction des pays. Je vais vous faire un aveu : je ne pense pas que nous devons seulement compter sur le champ juridique légal pour changer les choses.

Vous prônez le droit d'ingérence, une notion très controversée.

Écoutez, on ne peut pas simplement dénoncer le fait que tant de petites filles ne vont pas à l'école. Nous devons imposer l'obligation de les scolariser partout dans le monde. Inscrire dans la charte des Nations Unies que la non-scolarisation des petites filles est un crime passible de poursuites et d'emprisonnement, s'il le faut. De même que marier une toute jeune fille contre son gré - ce qui est un viol - ne peut indéfiniment être considéré comme un sujet relevant de coutumes tribales. Il est temps d'agir ! Nous ne pouvons plus nous contenter d'être neutres ou nous complaire dans une zone grise confortable de critiques molles. Il faut voir les choses en noir et blanc. Nous devons appliquer les mêmes lois universelles partout dans le monde. Obtenir les mêmes normes juridiques pour chacun. Qu'il n'y ait plus deux poids deux mesures.

Les femmes sont évidemment en première ligne...

Oui bien sûr, et c'est pourquoi il faut, parallèlement à la criminalisation des coutumes sexuelles d'un autre temps, éduquer les hommes, que ce soit les pères, les frères ou les fils. Les mettre en face de leurs responsabilités en leur expliquant que ne pas respecter les femmes c'est contrevenir à la loi. Et protéger ceux qui luttent pour le changement des mentalités, souvent au péril de leur vie. Il y a heureusement de plus en plus d'hommes de bonne volonté partout dans le monde, et c'est là une chose réconfortante.

Le secrétaire d'État John Kerry ainsi que les représentants de cent quarante et un pays vous ont chaleureusement applaudie à la fin de votre conférence. Vont-ils encore davantage appuyer votre volonté d'ériger des lois universelles pour les femmes ? Et comment ?

Oui, je crois. Ils sont déterminés à faire évoluer les choses. On pourrait, par exemple, encore davantage conditionner l'aide à certains pays, à la façon dont ils feraient évoluer la condition de la femme. Donnant, donnant.

A vous écouter aujourd'hui, on peut se poser la question : êtes-vous tentée par la politique pour actionner les vrais leviers de changement ?

Je ne pense pas que ma famille serait d'accord. Et puis je ne sais pas comment je pourrais être plus efficace qu'en ce moment, car ma position de personnage public m'aide beaucoup dans la propagation médiatique de mes combats.

Mais vous y pensez quand même ?

Vraiment je ne sais pas de quoi sera fait demain... Je n'aurais jamais pensé que j'en viendrais à faire un jour un discours devant tant d'hommes politiques de premier plan. Mais j'ai toujours su que je serais utile. Que je ferais des choses pour aider les autres. Donc, ce n'est pas un non définitif.

Quelle est la première chose qui vous ait indignée ?

Lorsque je me suis retrouvée au Cambodge pour un tournage, le premier jamais réalisé après le départ des Khmers rouges. Vous imaginez l'état de ce pays, avec les réfugiés par milliers dans des camps de tentes, les orphelins, les mutilés de guerre, les mines partout, et la mort si proche, avec ses immenses charniers... Cela a fortement contribué à éveiller ma conscience. Peu après, ayant vu des images abominables de ce qui se passait alors en Sierra Leone, j'ai contacté le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, qui m'y a envoyée. Là, ce fut aussi la découverte brutale d'atrocités envers les civils. Je me suis jurée de penser tous les jours à ce que j'avais vu. Je ne pouvais plus m'imaginer vivre sans rien faire.

Votre mère a-t-elle eu une influence sur vos conceptions éthiques et morales ?

Sans doute. Maman était très douce mais pouvait soulever des montagnes pour ses enfants. C'est quelque chose que j'ai toujours admiré chez les femmes : ce mélange de douceur et de force. Elle était à moitié indienne, et je me souviens que, petite fille, elle m'avait emmenée à un dîner organisé en faveur d'Amnesty International. Elle cherchait toujours à tenter de comprendre la complexité du monde. Elle avait un grand coeur qui la sensibilisait aux violences du monde. Elle priait pour la paix et ne supportait pas toute cette violence.

Croyez-vous en la vie après la mort ? Et en ce cas, la sentez-vous près de vous ?

Je ne suis pas certaine de croire en l'au-delà. Je me sens en contact avec ma mère lorsque je regarde mes enfants. Je peux alors sentir son influence sur moi. Je constate que ma façon de les élever est semblable à la sienne avec mon frère et moi. C'est encore plus évident dans mes rapports avec mes filles Shiloh et Vivienne. Donc, oui, ma mère est bien là, présente dans cette influence de tous les instants. Je ne sais pas si nous partons ailleurs après notre disparition, mais ce dont je suis certaine, c'est de l'influence de chacun d'entre nous sur la destinée du monde, et cette chaîne humaine, entre passé, présent et futur, ne cesse de vivre, conférant une sorte d'éternité à l'humanité.

La relation avec votre père est-elle toujours aussi compliquée ?

Ca n'est pas qu'elle soit compliquée, c'est qu'elle n'a jamais vraiment existé. Il ne m'a pas beaucoup élevée. C'est un peu tard maintenant pour entreprendre quelque chose de profond.

Brad va bien ?

Très bien, et je vous remercie de prendre de ses nouvelles (rires). Il est d'ailleurs en train de prendre un cours de français au moment où nous parlons. Il bosse dur. C'est parce que je vais le diriger dans mon nouveau film, qui est censé se passer en France, même si pour des raisons diverses nous le tournons à Malte. Nous jouons un couple d'Américains dans le sud, ça vous rappellera sans doute quelque chose.

Le sud de la France, c'est juste pour la sieste, les grillons et le petit rosé ? Ou y menez-vous la même vie qu'en Amérique ?

Exactement la même. Vous savez, je ne suis pas très douée pour le repos. Il faut toujours que je fasse des trucs. Je ne tiens pas en place. Je lis, j'écris, je négocie des films, je trimballe tout mon bureau. Non vraiment, je ne suis pas très forte en vacances. Miraval est parfaitement situé pour nous car c'est proche, par la force des choses, des villes européennes, mais aussi de l'Afrique et du Moyen-Orient. De tous les théâtres des opérations où ma fonction au sein des Nations Unies m'oblige de me rendre. L.A. est vraiment trop loin de tout ça.

Vous êtes couvertes de tatouages. Si vous deviez en faire un nouveau, ce serait quoi ?

Si je devais en faire un nouveau, il serait déjà sur ma peau (rires). Je n'ai pas d'envie pour l'instant, mais vous pouvez être sûr que je m'en ferai bientôt un nouveau ! Sans doute d'inspiration japonaise.

Je peux voir une inscription sur votre avant-bras. Que signifie-t-elle ?

C'est une citation du grand mystique persan Rumi, qui influença le soufisme. Cela signifie "la force et la volonté".

Un objet ou quelque chose qui pourrait changer le monde ?

Le Tribunal pénal international. Il le changera.

Votre entourage m'a mis en garde : aucune question au sujet de votre double mastectomie. Pourquoi ?

Parce que j'ai déjà tout dit sur le sujet. Ce que je peux vous affirmer, c'est que je ne regrette nullement mon choix, bien au contraire. Et que j'échange beaucoup avec des femmes qui me demandent des conseils.

Dans votre premier film (Au Pays du Sang et du Miel), il y a un moment extraordinaire où les deux protagonistes visitent un musée en ruine. Et en ressortent apaisés. L'art peut-il aussi sauver le monde ?

Absolument. Je suis persuadée que l'art peut nous rapprocher les uns des autres. Quelle que ce soit la forme qu'il prend - réflexions ou distractions -, l'art oblige les gens à réfléchir, à s'élever et à échanger.

Êtes-vous incassable (Unbroken en anglais) ?

J'espère l'être. En tout cas, pour l'instant (rires).